Dézingue et lutte contre les forces obscures
Entendez vous l’appel plaintif des vélos rouillant dans la cave ?
Dans les entrailles de l’atelier, sous l’escalier de fer, les drouilles attendent.
Tapies en un tas menaçant et griffu, elles nous incommodent chaque fois que nous posons les yeux dessus, chaque fois que nous essayons de nous frayer un chemin parmi ces antiques épaves en faisant semblant de ne pas les voir.
Malgré nos vaccins anti-tétaniques, les drouilles nous provoquent comme une inquiétude vague quand on les touche sans le vouloir, elles sont comme le reproche concret de notre indécision à leur faire un sort. Elles nous reprochent notre orgueil, coupable de les avoir préservées en croyant pouvoir les réparer plus tard car ça peut servir.
Les drouilles avalent l’espace, goulûment. Bientôt elles atteindront le plafond comme une moisissure sournoise, enchâssant dans leur gangue les honnêtes bécanes qui ne demandent qu’un petit coup de chiffon pour regoûter la joie des vélorutions qui s’envolent dans l’air tiède des soirs d’automne.
Les drouilles le savent. Elles savent du fond de leur cave que pour elle il est trop tard, qu’elles ne peuvent plus rouler en raison d’une irrémédiable infirmité. Jalouses, elles pullulent et paralysent l’atelier. Elles ont même commencé à pondre leurs rejetons, les pièces de drouilles. Ces dernières colonisent et alourdissent les caisses de pièces, en attendant qu’un/e mécano pressé/e les prenne sur la tête ou fasse confiance à leur allure honnête pour en greffer sur son vélo, contaminé à son tour par la drouillance.
Même les bénévoles et les salariés deviennent moroses, nos jeux de mots perdent en qualité, et tournent en boucle, tout comme les conseils que nous prodiguons. Toutes et tous, nous sommes affecté/e/s par la drouillance et ne savons plus comment guider les nouveaux/elles arrivant/e/s plein/e/s d’énergie dans cet atelier dont nous avons perdu le contrôle.
On se gratte le cuir chevelu, certain/e/s se prennent la tête à deux mains, d’autres sanglotent doucement. Que faire face à l’hégémonie des drouilles ?
Heureusement, dans un sursaut de ras-le bol du bazar, dans une frénésie rangesque, à la faveur des beaux jours d’un octobre clément, avant que les longues nuits d’hiver ne nous privent de vitamine D et de motivation, nous avons décidé de nous retrousser les manches et de descendre tou/te/s ensembles pour nous affronter au tas de drouilles.
Cet événement eut lieu lors du « week end de la dézingue ».
Oui, la dézingue ! Car seul le mot d’ordre de « dézingue ! » crié vaillamment donne la force de s’opposer à la drouillance !
Le rappel fut battu, le ban et l’arrière-ban convoqués pour les 8 et le 9 octobre. Nous eûmes la surprise de constater que l’appel de la dézingue avait porté bien au delà des frontières du quartier d’Arènes, avec des participants et participantes venant des coins les plus reculés du canton, voire même de Pontarlier, et pour les plus exotiques, des rives de l’Ognon, dans la lointaine Haute-Saône !
Mimant la lutte éternelle sans cesse renouvelée du bien contre le mal, de la vie contre la mort, de l’ordre contre le chaos, nous dézinguâmes.
Patiemment, tels la colonie de lombrics qui métabolise le compost, nous avons rongé le tas de drouilles et rangé la cave. Nous étions en nombre, une dizaine et même plus, armé/e/s de notre convivialité, de nos sourires, de notre entraide, et de divers aliments solides et liquides qui réchauffèrent nos cœurs. Certain/e/s avaient amené des cakes, d’autres leur papa, toutes et tous, dans une ambiance de labeur joyeux. Nous avions toutefois la gorge nouée devant chaque nouvelle épreuve, silencieusement, on s’est jeté des regards plein d’appréhension : Serions nous de force ? Etions nous de taille ? Allions nous réussir à vaincre la drouillance ?
Déjà vendredi soir, l’optimisme pointait le bout de son nez comme le soleil d’Austerlitz. Force fut de constater que nous avancions bien. La benne à déchets métalliques ventrue semblait nous remercier de sa grande bouche pleine de freins obsolètes. Il faut dire que nous fûmes sans pitié avec les obscurs cantilevers dépareillés, les roues irréparables et les gaînes mollassonnes. Tout ce qui n’était pas objectivement utile était condamné, avec la jubilation que provoque le tri par le feu.
Petit à petit, l’optimisme revint, et les sourires fleurirent sur les visages, à mesure que l’ordre et le Feng Shui reprenaient leurs droits au 34 rue d’Arènes.
Les cadres nus continuèrent de s’entasser sous l’escalier tout le samedi durant, comme des victimes sacrificielles tondues, prêtes pour leur dernier voyage. Enfin en paix, ils semblaient nous remercier de les avoir enfin sorti du purgatoire et de l’incertitude de leur sort.
Il fallait encore donner le coup de grâce. Un bénévole moustachu particulièrement pugnace et breton décida de prendre le problème à bras le corps. Il avala une louche de potion magique, -ou était ce de la pâte à crêpe ?- il y eut un éclat de lumière blanche et noire, un triple salto arrière, et il plongea littéralement dans la cave. S’engouffrant tel l’eau du grand fleuve dans les écuries d’Augias, il lutta pendant trois heures épiques pour ranger tous les vélos en désordre.
Il leur tordit le guidon à main nues, sans pitié, inflexible comme le granit rose, rapide comme les chevaux d’écumes qui caracolent au large de l’île de Groix. méthodique comme la bigouden qui ajuste sa coiffe. Certain/e/s voulurent l’aider. Il refusa poliment. Il avait son idée, on sentait qu’il en faisait une affaire personnelle. On le laissa faire, sachant que le breton est un être têtu.
Quand il ressortit, la moustache à peine défrisée, les vélos de la cave étaient rangés, domptés, soumis, alignés et sages comme des premiers communiants.
On amena un curry de légumes, pitance robuste et méritée. Elle fut partagée en cercle avec des interjections de satisfaction qui exprimaient au moins autant que la gourmandise, la joie benoîte d’en avoir fini. Certains proposèrent d’aller manger dans la cave car cela était désormais possible, mais il fut décidé qu’il fallait avoir le triomphe modeste face aux dieux souterrains du chaos.
À l’heure où j’écris, je sais que dans des dizaines de foyers s’est diffusée la joie rassurante et apaisée de savoir que l’atelier est enfin rangé. On peut se mouvoir sans peine ni anicroche dans la cave, et nos caisses de pièces détachées ont été purgées de leurs plus mauvais éléments. Peut-être évacuâmes nous d’innocentes pièces qui n’avaient rien à se reprocher. Mais comme le disait fort justement Mao : « La dézingue n’est pas un dîner de gala. »
Tout à notre satisfaction amplement méritée, nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers. Le çapeutservirisme oeuvre toujours dans l’ombre pour que renaisse la drouillance. Il faudra alors de nouveau se réunir, et repousser l’ennemi de nouveau. Car la drouillance ne désarme jamais, et il en est ainsi, pour des siècles et des siècles.
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